The Big Playback : rencontrez les techniciens qui orchestrent vos concerts préférés

Jusqu'où le live est-il encore "live" ?
Dans le monde du spectacle vivant, le mot "live" n’a plus tout à fait le même sens. Un artiste qui se produit avec un ordinateur portable fait quelque chose de fondamentalement différent de celui qui gratte une guitare. Beaucoup de musiciens électro se produisent en déclenchant des stems de leurs morceaux déjà enregistrés. Est-ce un acte de création spontanée, ou une lecture embellie d'un moment pré-capturé en studio ?
Cette ambiguïté s'applique à pratiquement tous les types de performance live. Votre popstar préférée chante sûrement en live. Mais qu'en est-il des chœurs qui soutiennent les refrains ? Ou des nappes de synthés et les guitares qui accompagnent ce groupe de rock ? Ce sont les éléments de soutien fantomatique d'une ancienne session de studio. Ils sont rappelés sur scène par la magie de la lecture de pistes.
Autrefois réservée à la musique électronique et aux concerts à gros budget, la lecture de pistes d'accompagnement est désormais omniprésente. Elle introduit une part d’ambiguïté dans l’expérience du live, en soulevant cette question : jusqu’où est-ce encore du live ? Mais elle ouvre aussi de nouvelles possibilités. Bien maîtrisée, elle donne aux concerts la puissance et la précision des albums que l’on aime. Elle garantit une synchronisation millimétrée avec les visuels et les éclairages. Au mieux, la lecture live permet de concilier la précision d’un enregistrement studio avec la magie de la scène.

La scène, vue par le technicien playback
La lecture de pistes en live peut aussi très mal tourner. Le directeur musical Tom Cane, qui dirige l'entreprise A Work in Progress, expose les enjeux : "Si tu foires le playback, tu peux faire foirer les lumières. les musiciens sur scène, ou l’autotune du chanteur. Tu peux littéralement tout faire foirer."
Qui est chargé de cette tâche à la fois discrète et essentielle ? La réponse n’est pas simple. Dans certains contextes, les musiciens gèrent eux-mêmes les pistes d'accompagnement. Dans d’autres, le travail peut être réparti entre plusieurs personnes. Mais souvent, cette responsabilité est confiée à un technicien (ou ingénieur) playback, notamment pour les gros concerts.
Cette personne ne se contente pas d'appuyer sur Lecture ou de lancer des stems. Elle peut concevoir l’ensemble du système de lecture, rééditer les morceaux d’un·e artiste, ou encore ajouter des effets vocaux en direct. Ce rôle hybride fait appel à la virtuosité d’un musicien de session, aux compétences de mixage et d’arrangement issues du monde du studio, ainsi qu’au savoir-faire d’un technicien du spectacle.
Explorer l’univers de la lecture de pistes d’accompagnement permet de mieux comprendre les rouages de la musique live. Cela met en lumière des évolutions majeures dans l’industrie musicale qui impactent à la fois les artistes mais aussi les fans. C'est aussi un excellent moyen de glaner des conseils pour créer sa propre configuration, quel que soit son degré d’expérience.

Vue de Chappell Roan à Primavera Barcelona 2025 depuis la régie de Justin Jones, spécialiste du playback. Photo : Malcolm Gil.
En quoi consiste ce travail ?
Alors, que fait exactement un technicien playback ? Mario Estrada Mari, qui gère la lecture de pistes pour des artistes tels que Residente et Tainy, en propose une définition : "Lors d'une performance en live, le technicien playback lance les pistes d'accompagnement, des éléments audio utilitaires comme les repères, le clic et le timecode, ainsi que l'automation MIDI." Il gère également les systèmes de lecture souvent complexes qui transmettent toutes ces données.
Dès qu'un concert comporte des éléments préenregistrés, il peut être nécessaire de faire appel à un technicien playback. Il est généralement engagé pour un concert ou une tournée spécifique, et son travail commence bien avant la première répétition.
Les techniciens playback collaborent avec l’artiste ou son directeur musical pour comprendre la vision créative du spectacle et les ressources disponibles. Ils conçoivent ensuite un système de lecture sur mesure, participent aux répétitions et ajustent le matériel en coordination avec le groupe. Beaucoup partent ensuite en tournée, opérant sur scène ou en coulisses. Stefano Garotta, de Shortcuts Playback Solutions, décrit ce métier comme une activité riche et variée, "pleine de quêtes, de voyages, de rencontres, de matériel et de logiciels".
"Les stems, c’est l'enfer : on ne retrouve jamais leurs noms. Il y en a toujours un qui est faux et qu’il faut réexporter, et tout le monde est trop débordé pour s'en occuper."
Beaucoup de gens arrivent à la gestion des pistes audio en live par des chemins de traverse. Ce sont au départ des producteurs, des ingénieurs du son, des techniciens de scène ou des musiciens de studio. Comme l'explique Tom Cane : leurs compétences sont variées, et vont de la maîtrise technologique à la théorie musicale, sans oublier la pratique d’un instrument. Il faut comprendre la production, la composition, mais aussi le fonctionnement de l'industrie musicale. C'est un domaine qui exige un large éventail de compétences.
La lecture de pistes s’organise en général autour d’un projet dans un DAW comme Ableton Live. Le technicien playback reçoit tout d'abord les stems des artistes et les assemble en suivant la setlist fournie. Cet aspect du métier demande à lui seul beaucoup de compétences et de patience. "[Les stems], c'est l'enfer, dit Cane en riant. On ne retrouve jamais leurs noms. Il y en a toujours un qui est faux et qu’il faut réexporter, et tout le monde est trop débordé pour s'en occuper."
Un artiste peut ne pas vouloir interpréter les morceaux exactement comme ils ont été enregistrés. Le technicien playback peut être amené à créer des transitions entre les pistes ou à combiner des morceaux dans un medley, en faisant appel à des compétences en arrangement et édition habituellement associées aux producteurs.
Il peut aussi être nécessaire de mixer les stems afin d'obtenir un son cohérent sur l'ensemble du set. "Lorsqu'un artiste a une vaste discographie, les morceaux sonnent souvent différemment au fil des années, explique Remi Lauw, producteur de musique dans le spectacle vivant. On me demande de les rendre cohérents entre eux, ce qui représente un défi très amusant."

Station de lecture live avec l'ingénieur Remon Hubert au concert de KANE à Amsterdam
Lauw a récemment travaillé sur la tournée de reformation du groupe de rock néerlandais KANE, et a été chargé de peaufiner des sessions Pro Tools non mixées datant des années 2000. "Ils m'ont donné beaucoup de liberté pour adapter les morceaux aux standards actuels. J'ai aussi ajouté des éléments de production et des instruments supplémentaires."
La lecture en live ne se limite pas à l'audio. Les techniciens playback ajoutent un clic et des décomptes, routés de façon à ce que chaque interprète entende ce qu'il doit entendre. Ils peuvent programmer des changements de patchs MIDI à envoyer à des instruments sur scène, comme des synthés. Certains artistes peuvent jouer sur des contrôleurs MIDI qui déclenchent des sons directement dans le projet Live du technicien playback.
La plupart des projets de lecture en live envoient également le Linear Timecode afin que les visuels et l'éclairage puissent être synchronisés précisément avec la musique. Matt Cox, de Gravity Rigs, une entreprise qui conçoit des systèmes de lecture pour les artistes électro, explique que cet aspect devient une part de plus en plus essentielle de leur travail. "On doit maintenant se concerter avec les équipes de vidéo et les équipes d'éclairage. C’est parfois une concertation à trois ou quatre, pour déterminer les routages, les envois de déclencheurs et la gestion du timecode."

Matt, de Gravity Rigs, supervise quatre ordinateurs reliés entre eux qui exécutent Ableton pour le DJ suisse Luciano.
Cette synchronisation peut jouer un rôle clé dans le bon déroulement d’un concert. Mario Estrada Mari a relevé un défi particulier en travaillant sur un concert de Residente.
"Le script du spectacle prévoyait plusieurs interventions sous forme de monologues, durant lesquelles Residente parlait et ses mots s’affichaient en temps réel, comme tapés à la machine à écrire, sur un écran géant derrière lui. Comme la vidéo de la machine à écrire était préenregistrée, chaque mot devait être calé avec précision pour rester parfaitement synchronisé avec le timecode. On y est parvenus en utilisant des repères audio et un timecode dans la session de lecture de Live. Residente suivait des repères dans ses oreillettes et parlait au bon moment, pendant que le serveur vidéo déclenchait la projection de la machine à écrire en parfaite synchronisation.
Une fois les répétitions lancées, on pourrait croire que lancer la lecture se résume à appuyer sur la barre d’espace pendant que le groupe enchaîne ses morceaux. En fait, ça peut être la partie la plus compliquée du processus.
"C'est généralement pendant les répétitions que vos compétences sont mises à l'épreuve, explique Estrada Mari. Tout à coup, l’artiste veut un medley de cinq morceaux, ou trois versions différentes d’un titre, prêtes à être jouées en live, au cas où il y aurait un featuring avec d’autres artistes sur scène. L’artiste, le groupe et les techniciens attendent tous que tu apportes ces ajustements à la session de lecture pour pouvoir reprendre le travail. Et ce jusqu'au premier concert. Ensuite, ça peut se reproduire plusieurs fois au cours de la tournée."

Le setup côté scène de Mario Estrada Mari pour un concert de Residente.
Ce processus peut se dérouler en un laps de temps très court. Le monde de la musique live évolue rapidement et les techniciens playback doivent souvent intervenir en très peu de temps. Justin Jones a rejoint une agence de direction musicale en tant que technicien playback après avoir travaillé comme assistant de studio et producteur, et a été immédiatement jeté dans le grand bain.
"Le concert d’un artiste a été avancé de deux semaines, et on m’a dit : 'Tu peux venir faire une journée de répétition, et assurer le concert ?'" Après la réussite de cette première expérience, Jones a été chargé d'accompagner un artiste programmé en première partie d'un concert dans une aréna. Lors de ses récentes tournées avec Chappell Roan, des vidéos des concerts étaient rapidement relayées sur ses réseaux sociaux, ce qui ajoutait à la pression. "La taille du public a vraiment joué un rôle. Ces moments sont filmés et partagés sur les réseaux sociaux. La dernière chose que vous voulez, c’est qu’un problème survienne à ce moment-là."
"Tout à coup, l’artiste veut un medley de cinq morceaux, ou trois versions différentes d’un titre, prêtes à être jouées en live, au cas où il y aurait un featuring avec d’autres artistes sur scène."
En plus de garder leur sang-froid, les techniciens playback doivent être polyvalents et réactifs, même lorsque des demandes de dernière minute surgissent soudainement. "Si quelqu'un me demande de faire quelque chose, je ne vais pas vraiment dire non, sauf si c'est [impossible]. Être capable de s'adapter à chaque situation, c'est vraiment important."
"Dans le contexte exigeant d’un concert à grande échelle, disposer d’un bon sens relationnel est un atout précieux. On passe tellement de temps avec d'autres personnes. Tout le monde ne s'occupe pas de l'aspect audio : il y a la vidéo, les effets spéciaux, les organisateurs de tournées. On a tous en commun d'adorer la musique, mais on est tous très différents. Alors, c'est très important d'être la personne sympa que tout le monde veut dans son groupe.
Adapter son setup à la taille du show
Jones travaille sur des concerts à gros budget, où les valeurs de production de haute qualité sont la norme et où les artistes sont accompagnés par de grandes équipes de techniciens. La lecture de pistes d'accompagnement est depuis longtemps une caractéristique de ce secteur, et elle est devenue de plus en plus essentielle au fur et à mesure que la technologie a progressé et que les productions se sont complexifiées.
Le reste de l'industrie musicale en a également ressenti les répercussions. C'est la question de l'œuf et de la poule : les ordinateurs portables puissants et abordables ont-ils incité les artistes de tous horizons à améliorer leurs concerts grâce à une lecture et à des visuels soignés ? Ou bien est-ce la demande du public, habitué au show des gros concerts, qui les a poussés à le faire ?
"Je pense que les gens ont l'habitude de voir un concert avec un certain niveau de production, déclare Matt Cox. Le public est désormais habitué à vivre une expérience multimédia de qualité. Il y a un réel désir et une exigence de leur donner ça. Et cela a poussé les artistes à améliorer la production de leurs concerts."
Cox travaille principalement dans le monde de la musique électronique où, dans un sens, tous les artistes sont des techniciens playback. Mais bien qu'ils travaillent souvent avec des stems, des données MIDI et autres, les artistes d'électro ne sont pas forcément des experts en systèmes de lecture.
"La technologie est omniprésente de nos jours, dit Cox. C’est très difficile pour une personne seule de s'y retrouver parmi toutes les options et de prendre les bonnes décisions quant au matériel à utiliser et sur la meilleure façon de procéder. C’est là qu'on intervient. On a l'expérience de la conception et de la mise en place de ces systèmes, et du choix du bon matériel pour le bon usage. On aide les gens à faire des choix pertinents pour que ça fonctionne sur scène.

Matt et Alex au siège de Gravity Rigs
Matt Cox codirige Gravity Rigs avec Alex Turner, une société qui conçoit des systèmes de lecture et de performance live pour des artistes de tout l’univers électro, des Pet Shop Boys à Disclosure. Un coup d’œil aux systèmes conçus par le duo suffit à illustrer la diversité des formes que peut prendre la lecture moderne.
Ils ont conçu un système sophistiqué de boucles en live pour les Chemical Brothers, leur permettant de jongler sans heurt entre un concert programmé et des transitions de jam en live. Ils ont résolu un casse-tête technique pour DJ Luciano en synchronisant Traktor, Ableton Live et un synthé modulaire dans une configuration très stable. Ils ont aussi conçu des systèmes de performance plug-and-play pour des artistes comme Bicep et Overmono, faciles à transporter en avion et rapides à installer.
Dans chaque cas, le système a été adapté à la vision et aux ressources de l'artiste. Matt Cox résume : "On aide les artistes électro à concrétiser leurs idées telles qu’ils les ont imaginées. Notre rôle, c’est de leur permettre de traduire leur musique dans le monde réel."
Conseils de techniciens
Avec toutes ces possibilités, comment préparer une configuration live adaptée à son projet ? Cette question s'applique aussi bien à un spectacle à gros budget qu'à un projet musical amateur. Évidemment, une configuration "maison" n’intégrera sans doute pas d’interfaces Dante, de commutateurs automatiques dernier cri, ni le matériel prisé des tournées de grande envergure. Mais il existe quelques principes de base que l’on peut suivre généralement.
Le premier ? Opter pour une configuration simple.
"La complexité ne cause que des problèmes, déclare Tom Cane. En tournée, il y a beaucoup de choses qui risquent de mal se passer et que l'on ne peut pas contrôler. Alors, autant se simplifier la vie. C'est comme ça qu'on réussit ses concerts."
“Encombrement réduit, plus de possibilités. Plus il y a de commutateurs, de câbles, de convertisseurs, d’adaptateurs ou de machines dans votre setup, plus le risque de panne augmente."
Stefano Garotta, de Shortcuts Playback, partage cet avis. “Encombrement réduit, plus de possibilités. Plus il y a de commutateurs, de câbles, de convertisseurs, d’adaptateurs ou de machines dans votre setup, plus le risque de panne augmente."
C'est particulièrement vrai quand on se lance dans la création de son setup.
"Ne soyez pas trop ambitieux, conseille Matt Cox. N'essayez pas de reproduire dès le départ le setup des Chemical Brothers, car c'est le fruit de 25 ans d'évolution."
"Commencez petit, confirme Remi Lauw, puis ajoutez un seul élément matériel ou logiciel à la fois en prenant le temps de le maîtriser parfaitement."
Une fois que vous avez votre setup, testez-le rigoureusement pour détecter tout problème susceptible de perturber la performance.
"Faites-le avant de commencer les répétitions, dit Lauw. Il y a toujours un truc qui ne marche pas... Tellement de facteurs peuvent poser problème."
En d’autres termes, il faut tester son matériel dans des conditions réelles et s’assurer que l’ordinateur portable peut supporter sans problème la charge CPU requise, même sur de longues durées. Cox et Turner de Gravity Rigs, tiennent également compte des conditions extrêmes qu’un setup peut rencontrer sur scène, comme la chaleur ou les vibrations.

Pierre-Antoine Grisson’s “prototyping station” where he develops custom hardware and software setups for his clients’ live shows
Pierre-Antoine Grisson, qui conçoit des systèmes de lecture pour les techniciens sous le nom de KB Live Solutions, a retenu la leçon le jour où il a emprunté la carte son bon marché d’un ami pour un concert sans l’avoir testée au préalable. "Au beau milieu de mon set, le son a commencé à se désagréger lentement, comme si un effet Redux tournait au ralenti. J'ai redémarré la carte son et c'est passé presque inaperçu… jusqu'à ce que ça recommence 30 minutes plus tard. Ça m'a appris à tester mon matériel et à ne jamais être trop confiant."
Le conseil suivant : attention aux changements de dernière minute. Quand on se dépêche de préparer un concert, il est tentant de faire de petites modifications qui peuvent vous jouer des tours plus tard.
Remi Lauw s’efforce de ne "rien modifier avant un concert sans avoir fait de répétitions", même si ce principe n’est pas toujours facile à tenir. La mise à jour automatique des logiciels peut entraîner des problèmes imprévus. Les changements de dernière minute augmentent également le risque d'erreur humaine. Justin Jones se souvient avoir modifié un projet pendant les balances d'un concert devant 10 000 personnes. Au moment où le concert a démarré, il s'est rendu compte qu'il avait effacé tous les stems de guitare. Et bien sûr, le morceau suivant reposait entièrement sur les guitares. Heureusement, il a pu faire glisser les fichiers depuis le navigateur de Live vers la timeline, juste à temps avant le début du morceau suivant.
Anticiper les incidents
Comme on peut s'en douter, les techniciens playback craignent l'incident. Qu’il s’agisse d’une connexion qui lâche ou d’un orage qui coupe l’alimentation, les problèmes peuvent prendre mille formes, certaines plus faciles à anticiper que d’autres. L'important est d'accepter que quelque chose va sûrement mal se passer. C’est justement ce qui permet de s’y préparer.
"Je pense que c'est une bonne façon d'aborder les choses, parce qu'en cas de problème, on s'y est déjà préparé, déclare Matt Cox. Si on a un plan B, alors ce n’est pas un souci : il suffit de l'appliquer."
Cox et Turner ont l'habitude de prendre le temps de visualiser les pannes en regardant les schémas de la configuration qu'ils sont en train de concevoir. "On se dit : 'Bon, qu’est-ce qu’on fait si ça lâche ? Ou si ça, ça casse ?'", raconte Turner. L’idée est d’éviter tout point de défaillance unique — ces endroits dans la chaîne où, si quelque chose tombe en panne, rien ne peut prendre le relais.

Tom Cane de A Work In Progress avec le duo suédois Modern Tales
À quoi peut ressembler un plan B ? À un certain niveau de lecture live, il s'agit d'un deuxième système de lecture, identique au premier et synchronisé avec celui-ci. Il est connecté à l'aide de commutateurs spéciaux pour pouvoir intervenir en cas de problème. "Les grands concerts ont généralement des budgets importants et ne tolèrent pas l'incident, explique Mario Estrada Mari. Il est donc essentiel de prévoir un système de lecture redondant. “
Il s’agit toutefois d’un plan de secours coûteux. Lorsque les budgets sont plus limités, Cox et Turner Cox préconisent une solution pensée pour encaisser les pires défaillances, même si elle n’est pas aussi élaborée qu’une configuration entièrement redondante. En ultime recours, Cox conseille de toujours avoir un appareil autonome, qui ne dépend d’aucun déclenchement, pour qu’en cas de panne totale, vous ayez au moins un synthé qui produit un son. Cela permet d’éviter les blancs. Justin Jones a fait des concerts où, en ultime recours, un iPad contenant les instrumentaux des morceaux était prêt à être lancé.
Lorsqu’il supervise des projets en tant que directeur musical, Tom Cane s’efforce de mettre en place un "produit minimum viable" à chaque étape du processus. Des éléments supplémentaires peuvent être ajoutés à partir de là, avec ce principe de base (généralement une lecture directe à partir d'Ableton Live) comme solution de repli. "Il peut arriver qu'on débarque d’un avion au milieu de nulle part, et que tout son matériel ait disparu. Pour beaucoup de nos artistes, il suffit de prendre n’importe quel ordinateur portable, d’y charger leur session Ableton, et ils ont déjà une base pour jouer."
Producteur, réalisateur, programmeur, conseiller
Bien que Cane travaille aujourd’hui comme directeur musical, son parcours illustre le flou qui entoure les rôles liés à la lecture live, notamment dans les niveaux intermédiaires de l’industrie musicale.
"J'ai commencé à gagner ma vie dans la musique en faisant de la lecture de pistes et du MIDI, raconte-t-il. J’étais en studio avec le groupe, en train de travailler sur les stems et de programmer leurs parties, quand ils m’ont soudain demandé de prendre des décisions sur les arrangements et la structure des morceaux. Je m’occupe de la direction musicale, voilà ce que je fais. Les frontières entre les rôles sont donc vraiment floues."

Tom Cane of A Work In Progress with Swedish artist Modern Tales
Cela l’a incité à fonder A Work in Progress, une entreprise de direction musicale spécialisée dans la musique électronique live, qui a collaboré avec des artistes comme I. Jordan, DJ Seinfeld et Kelly Lee Owens. AWIP propose un accompagnement pour un éventail vertigineux de tâches, allant de la programmation de patchs de synthé à la recherche et à l’organisation de répétitions de musiciens de session, en passant par les services de lecture live et le conseil en matériel. Ils ont également lancé une série de podcasts dans lesquels ils discutent en profondeur de certains aspects de ce métier.
Remi Lauw utilise le terme de "producteur de musique live" pour décrire son rôle tout aussi polyvalent. Celui-ci peut commencer par la question technique du "bon équipement", mais s'étend aussi au travail sur la setlist, à l'accompagnement des musiciens sur scène et bien d'autres aspects encore. Pour Lauw, le point commun à toutes ces compétences, c’est son expérience personnelle en tant que producteur du groupe Secret Rendezvous. "C’est vrai qu’il y a des similitudes avec le rôle d’un directeur musical, mais je l’aborde davantage du point de vue d’un producteur."
"L'important est d'accepter que quelque chose va sûrement mal se passer. C’est justement ce qui permet de s’y préparer.”
La polyvalence de ces techniciens rappelle les multiples rôles joués par les musiciens actuels. De nos jours, les artistes sont souvent leur propre manager, créateur de contenu, ingénieur du son et concepteur de produits dérivés. Les mêmes changements financiers et technologiques qui ont créé cette situation modifient également la lecture live. Les budgets dans le spectacle vivant se réduisent, tandis que les nouvelles technologies permettent aux artistes, même les plus modestes, de concevoir des spectacles audacieux et sophistiqués.
Peut-être qu'à l'avenir, la lecture live ne sera pas un travail spécialisé, mais fera plutôt partie d'un ensemble fluide de compétences proposées par des personnes créatives dotées d'un savoir-faire technique. Tom Cane pense que la lecture live deviendra à terme "un rôle doublé". Si tel est le cas, espérons que l’expertise continuera d’être transmise pour que les concerts du futur restent à la hauteur.
En savoir plus sur Gravity Rigs, Tom Cane / A Work In Progress, Remi Lauw, Mario Estrada Mari, Pierre-Antoine Grisson, Steffano Garotta
Texte et interviews : Angus Finlayson
Photos avec l'aimable autorisation des personnes interrogées